05/04/2024

Annie Le Brun, le courage de la poésie

Annie Le Brun a 20 ans lorsqu’elle découvre le surréalisme et qu’elle fait la connaissance d’André Breton. Nous sommes en 1963. C’est un véritable appel d’air. Elle découvre un lieu de liberté où se rassemblent des poètes et des artistes aussi différents que possible mais qui ont en commun un esprit de révolte constant contre la morale et les valeurs bourgeoises. Avec Breton, on respire, on sait, plus que nulle part ailleurs, que la liberté est le maître-mot de tout. Elle participera aux activités du groupe jusqu’à sa dissolution en 1969.



Annie Le Brun                                                                (Photo Francesca Mantovani, ed. Gallimard)


Annie Le Brun fut d’abord une poète ardente, auteure de plusieurs  recueils dans les années 70, qui sont aujourd’hui repris dans Poésie/Gallimard sous le titre          « Ombre pour ombre ». Le premier de ces textes lyriques, intitulé « Sur le champ », a été publié en 1967. il se découpe en dix cernes. Le premier cerne commence ainsi: « Je ne sais pas où je vais mais je sais ce que je méprise. Ne riez pas, vous n’en savez pas plus. » Il  donne la mesure. 


Huitième cerne : « Je m’habillais de signes sans le savoir. Pour ce qui est du style, je choisissais intuitivement le détonnant. Tous les chemins de traverse étaient bons pourvu qu’ils emmènent le plus loin possible. Tous les points de départ étaient bons pour engendrer l’imaginaire trajectoire vers des points d’arrivée qui n’existent pas. » 


Le dernier cerne s’achève ainsi: 

« Mes cernes n’ont pas fini de s’agrandir: c’est avec les yeux que je dévore le noir du monde ».


Il y a chez Annie Le Brun un souci constant d’ouvrir l’horizon. La poésie, pour elle, n’est manifestement pas un genre littéraire mais une manière d’être au monde. « Je n’ai rien à dire et encore moins quelque chose à dire; pour l’instant je parle tandis que d’autres dansent, crient, éternuent, maigrissent, tuent, respirent, s’allongent…»


Oeuvre provocatrice? Certainement. Mais surtout oeuvre qui fait le pari de la singularité. Oeuvre unique. Pour Annie Le Brun, le lyrisme est l’affirmation de l’unique.


HORIZON 

Bleu, bleu, bleu

Le bruit du sang

Contre les tempes du vent

Les cheveux de la pluie

Frappent un paysage sans visage

Pâles et lointaines

Les pages affolées

Du livre des plaines

S’ouvrent en éventails

Entre lesquels la brume se pâme

Et sans bruit

Les roues du jour

Broient les cartilages de la lumière 



Les livres d’Annie Le Brun sont passionnés et pleins d’énergie. Son travail critique sur l’œuvre de Sade a marqué les esprits (« Soudain un bloc d’abîme, Sade »). Comme ont fait date ses lectures de Raymond Roussel, de Jarry, de Césaire, de Victor Hugo (« Les arcs-en-ciel du noir »). Ses essais critiques sont sans concessions. Et elle s’en prend toujours à ceux qui étouffent la poésie. Quand la poésie ne va pas bien, pense-t-elle, c’est un signal d’alarme. « Si je m’alarme à ce point du sort de la poésie, écrit-elle dans « Appel d’air » (1), c’est que le nôtre en dépend, tant les risques d’étouffement sont sérieux. » Elle fulmine mais elle n’est jamais résignée. Pour elle, la poésie n’est pas une activité de langage mais de révolte.


En 2000, elle parlait avec conviction, d’un « trop de réalité » (2) : « réalité excessive que la surabondance, l’accumulation, la saturation d’information gavent d’éléments dans un carambolage d’excès de temps et d’excès d’espace. » Ainsi, pour Annie Le Brun,  cette « pollution lumineuse » met en danger notre « nuit mentale »: « Le rêve a purement et simplement disparu de notre horizon. »


De la poésie ardente de ses débuts à ses essais critiques radicaux, la voix d’Annie Le Brun, qui incarne si bien l’image de la femme surréaliste, est restée très singulière. Provocatrice. Libre. Le souffle de sa révolte est demeuré intact.


Bruno SOURDIN.


  1. « Appel d’air, » Plon, 1988.
  2. « Du trop de réalité », 2000



Annie Le Brun: « Ombre pour ombre », Poésie/Gallimard, 2024.









Trois poèmes d’Annie Le Brun



NATURE


Une petite gare apeurée et silencieuse

Court dans la nuit

A la rencontre d’une forêt qui marche

La forêt est plus sombre que le reste du monde

Ses ramures de ténèbres crues

Tendent à se rompre

Les bâches du désespoir

Quelque chose vacille, vacille

Impossible de savoir

Où vont les saisons sans lisière




VILLE


Le ciel s’est fracassé

Sur les toits gris

Du coeur épris

Morceaux de pierres

Morceaux d’éclairs

Des lambeaux d’horizon

Font la houle

Du fleuve de verre

Entre les plumes et l’écume de la pourriture

Aucun pont

Aucun fronton

Attente sans fin

Reflet sans fond





ÉTÉ


Soleil blanc bégayant

Le silence hurle

L’air boitille

Le temps gonfle

Entre des blocs de vide

En suspens

La transparence

Aux cargaisons si lourdes

Un éclis d’espace

Accroche la lumière immobile

Et l’immense blessure de l’amour

Tombe à pic

En falaise elliptique 



(Poèmes extraits de « Il faisait encore sombre », recueil de 1985, repris dans « Ombre pour ombre », Poésie/Gallimard, 2024)












31/03/2024

Daniel Giraud, écrivain, poète, musicien

Daniel Giraud à Saint-Girons (Ariège).                                               

En 1972, à l’âge de 26 ans, Daniel Giraud choisit de poser son sac à dos dans les montagnes des Pyrénées ariègeoises. Il y vivra pendant plus de quarante ans. Puis, à l’aube de ses 70 ans, il décide de « retourner chez les gens d’en-bas ». Toutefois, ne pouvant réaliser, dans sa nouvelle maison, les travaux de rénovation en électricité qui s’imposent, il trouve refuge chez une amie, à Saint-Girons en Ariège. C’est là, ou plus précisément dans le bar qu’il fréquente régulièrement, qu’il rencontre ses futurs compagnons de voyages intérieurs. Tout comme Daniel, Jean-François Rousseau et Roan Fournols aiment les mots qui s’écrivent, la liberté qui s’éprouve et les alcools qui font dire des choses essentielles. Ainsi, pendant plusieurs années, chaque mercredi, ils vont se retrouver autour d’un Berger blanc ou d’une bière artisanale pour tenter de refaire leur monde. 

Daniel et moi nous correspondons épisodiquement depuis de nombreuses années mais ce n’est qu’en 2015 qu’il propose à mes petites éditions du Contentieux son manuscrit « La tournante des images et des ombres ». Cet ensemble de sept poèmes + un collage parait en décembre de la même année. Cette première collaboration va provoquer une réaction en chaine. Tout d’abord, en mai 2016, le Salon des saveurs et des savoir-faire du Couserans et de l’Ariège, rebaptisé « Saint Gironnades » va être l’occasion de nous rencontrer tous les quatre et de faire passer entre nous un courant qui se propagera pendant plusieurs années. En effet, incité par Daniel, Roan Fournols va m’adresser ses poèmes pour une future publication. Je serai son premier (et seul) éditeur en avril 2017. Nous ferons ensemble cinq recueils de poésie. 


De gauche à droite: Jean-François Rousseau, Daniel Giraud, Roan Fourmols et Robert Roman.

Puis c’est au tour de Jean-François Rousseau de me confier son manuscrit. Quand il vivait à Troyes, Jean-François animait les éditions du Givre de l’Éclair et signait ses œuvres picturales du nom de Mirkos. Son recueil parait en octobre 2017. Entre temps, plus précisément cinq mois auparavant, en mai, a eu lieu la deuxième édition des Saint Gironnades. Je retrouve ceux que j’appelle désormais « Les Trois mousquetaires » et déjà ils me parlent d’un nouveau projet. Cette fois-ci, ils sont sept sur le coup ; cela s’intitule « Brisures » et c’est un cahier constitué de poèmes et de collages. C’est brut, fou et anarchique à souhait. L’ensemble me plait et parait en octobre 2019. Sur le bulletin de souscription, les auteurs sont présentés comme « Les Associés du mercredi ». Ces fameux mercredis où, agglomérés dans un bar de Saint-Girons, les sept paumés hurlent de vieux blues métaphysiques en vidant de nombreux verres chargés de brumes éthyliques.


C’est en janvier 2020 que Daniel Giraud m’adresse un nouveau manuscrit « Le poids des nuages ». Cette fois-ci, le recueil est conséquent : 108 pages pour 64 poèmes profonds et essentiels, avec en couverture une belle photo de l’auteur prise par son ami photographe Gilles Rivière. Le livre parait finalement en février 2021. Ce sera notre dernière collaboration mais nous restons en contact. Le dernier recueil de Roan Fournols parait en octobre puis c’est le silence jusqu’à l’annonce par sa fille de son décès, survenu le 25 mai 2023. Je téléphone aussitôt à Daniel mais, à ma grande surprise, il n'a pas eu vent de la triste nouvelle. En effet, Roan étant entré depuis plusieurs mois en Ehpad, les trois compères ne se voyaient plus, ce que j'ignorais. Durant notre conversation téléphonique, je suis étonné par le ton et les propos de Daniel. Il semble désabusé, déprimé et surtout il m’informe qu’il ne se rendra pas aux obsèques car il ne supporte pas ce genre de cérémonie.


Le 31 mai 2023, je me rends à Saint-Girons pour la dispersion des cendres de Roan qui doit avoir lieu à 17 h au Jardin du Souvenir du cimetière de la ville. Je voudrais voir Daniel pour lui proposer une dernière fois de m’accompagner. Je sais où j’ai une chance de le trouver. C’est sous une pluie persistante que je le coince, juste quand il quitte le bar où tous se retrouvaient le mercredi. Il est surpris de me trouver là ; il titube et m’annonce qu’il a plusieurs Berger blanc dans le gosier et qu’il ne dira pas adieu à Roan. Comme au téléphone, quelques jours auparavant, il est fuyant, balbutiant et le désespoir imbibe le fond de ses yeux. Je ne le reverrai plus.


C’est en consultant mon smartphone, début octobre 2023, que j’apprends la mort de Daniel Giraud. Je suis choqué et j’interroge Internet pour en savoir plus. Wikipédia, déjà au courant, indique que le poète s’est donné la mort le 6 octobre, sans plus de précisions. Dans la journée, je reçois un appel de Jean-François Rousseau qui pense m’apprendre la nouvelle. Mais il en sait plus que moi car un ami commun vient de lui dire également que Daniel avait acheté récemment une arme et qu’après avoir choisi les WC publics comme dernier lieu d’inspiration, il s’en était finalement servi contre lui-même. Son dernier recueil, un essai, paru en 2023 aux éditions Venus d’ailleurs s’intitule « Tout doit disparaitre ». Daniel Giraud est enterré à Saint-Girons le 16 octobre 2023.


En novembre 2023, suite à l’initiative de Gilles Rivière, Nathalie, l’amie de Daniel, donne son accord pour la pose d’une plaque commémorative sur un des bancs de la ville de Saint-Girons, là où il venait souvent s’asseoir. Après contacts avec la mairie de Saint-Girons, la première adjointe chargée des affaires culturelles valide le projet puis une collecte auprès des amis de Daniel permet de lever suffisamment de fonds pour financer la création de l’objet. Enfin, la mairie propose la date du 28 mars 2024 pour la pose de la plaque et celle-ci est effectuée par les services techniques le jour dit.


Quai du Gravier, à Saint-Girons, le banc public où Daniel Giraud venait souvent s'asseoir.


Ce jeudi 28 mars, à 14 h, je rejoins le Quai du Gravier sous un beau soleil de printemps. Les vrais amis de Daniel sont présents autour de son banc public à place unique. Proches, fidèles, amoureux du blues ou de la parole poétique du Grand Dan, et même les badauds intrigués, chacun se rapproche de l’autre pour un dernier hommage. Certains font un discours, d’autres lisent ses textes tandis que d’autres encore prennent des photos ou filment sous les applaudissements et acclamations du public. DJ Bob passe de vieux rock‘n’ roll de Little Richard, Chuck Berry et Carl Perkins. Puis, Marc Claes, guitariste et compagnon de musique de Daniel pendant 40 ans, joue et chante quelques blues. Enfin, quelqu’un promet que l’histoire ne s’achèvera pas ainsi ; que Daniel sera toujours là, avec ses écrits, avec son harmonica, nous parlant de liberté et de révolution intérieure, maudissant le ciel et la terre car jamais il n’a été dupe du tour de cochon que lui jouait la vie.


Robert ROMAN, le samedi 30 mars 2024.

(Photos Robert Roman)



Voyageur, buveur et poète ivre de Tao


 


Daniel Giraud résidait à Saint-Girons (Ariège) entre deux vagabondages sur les routes du monde. La triste nouvelle nous a abasourdis. Voyageur, poète et buveur, comme Li Po son modèle absolu, il avait tracé un chemin passionnant vers le Tao.

Poète dionysiaque et libertaire, Daniel Giraud avait l’âme buissonnière. Il a toujours tourné le dos au confort et aux plans de carrière, et a tout fait pour fuir « ce monde de fou ». Éternel piéton, il écrivait comme cela venait : « sur le bord des routes, au comptoir des bars ou dans mon lit ».

 

Grand voyageur, Daniel Giraud n'était jamais aussi heureux que lorsquil flânait sous le ciel de lInde, de la Chine ou de lAfrique. « Rien nest à prouver, aimait-il à dire, tout est à éprouver. » Dans les montagnes suisses de lEngadine, il a aimé vagabonder sur les traces de Friedrich Nietzsche et jouir de la liberté absolue. En Chine, dans les montagnes du T’ien T’ai, il a aimé suivre « la voie sans voie et sans véhicule » des poètes imprégnés de l’esprit du Tao et du Ch’an (qui deviendra le Zen au Japon). C’est dans un ermitage voisin du monastère Kouo K’ing que vivait au VII e siècle le poète ermite que l’on appelle Han Shan, qui a inspiré de nombreux auteurs jusqu’à aujourd’hui. Il vivait retiré dans une Montagne froide dont il portait le nom. Daniel Giraud a traduit plusieurs de ses poèmes, comme celui-ci :

« Maître Han Shan

était toujours ainsi

habitant tout seul

ni vivant ni mort » (1)

 

A propos de Han Shan, Michel Collet m’a raconté une rencontre imprévisible - magique, diront certains - avec Dan Giraud dans un petit village de Chine. C’était en 1987. Michel est un artiste performeur, qui travaille et enseigne à Besançon. Il a réalisé jadis un petit film de 5 minutes (que l’on peut visionner sur Youtube) sur ses amis Claude Pélieu et Mary Beach, « Flashes vivement notés ». 

 

Dan, qui était lui aussi un ami de Pélieu, connaissait l’existence de Michel mais ils ne s’étaient jamais rencontrés. Dans les collines du T’ien T’ai, au pied de la Montagne froide, il faisait très chaud cet été-là. C’était une véritable fournaise. Michel Collet est tombé grièvement malade. « Il y avait une épidémie. Des gens passaient transportés sur des brancards. Il y avait des morts. J’ai été soigné par les moines du monastère. Ils m’ont sauvé. Un matin, je me suis réveillé et j’ai vu les écureuils se balader sur un arbre ! ». Puis vint la rencontre avec Dan. « Avec Dan, on s’est rencontrés par hasard dans la rue. C’était incroyable, car c’est grand la Chine ! Mais c’est pourtant comme cela que les choses se sont passées. »

 

Dan Giraud raconte lui aussi cette aventure dans son journal de voyage « Randonnée chinoise » : « Tout en prenant le thé dans un enduit paisible, nous observons un couple accompagné d’un Chinois. Flash réciproque : et si c’était Michel et Valentine ? Sourires, appels, ce sont eux ! » Instants inoubliables sans aucun doute. Fidèles à Han Shan, le « clodo du Dharma », tous les deux se moquent des théories et ne croient qu’à l’expérience poétique et au génie des lieux. « N’est-ce pas le comble de la poésie pour des poètes français que de faire connaissance au cours d’une randonnée chinoise ? »

 

Quand il nétait pas sur la route, Daniel Giraud aimait « saisir le sens de l’éternel présent » dans son ermitage perché dans une autre montagne froide, dans les Pyrénées. « Dans une petite maisonnette isolée et élevée croulant sous la neige, aux alentours de 0° dedans comme dehors. Les doigts glacés malgré les gants tapent sur une vieille Remington dont la courroie vient de casser. Ça caille comme dans le T’ien T’ai malgré un vague feu (plus de bois !) et quelques verres d’alcool comme carburant. Comprenant Han Shan de l’intérieur, au-delà de l’espace et du temps. Comme si la pauvreté devait être toujours la rançon de la liberté… » (2)

 

Ce buveur impénitent - et qui nen faisait pas mystère - brûlait son existence dune montagne à lautre, jusqu’à la lie, pour « goûter au ciel » et « saisir la vie en un instant »Daniel Giraud cultivait le paradoxe avec jubilation. Il échappait à l’étiquette et aux définitions. Il osait la liberté et ses phrases cinglaient comme des coups de fouet. « Quand une étoile exploseelle peut être vue en plein jour. Pour voir les étoiles en plein jour, ne faut-il pas fermer les yeux ? »

 

Daniel Giraud était aussi un astrologue traditionnel averti, ami de Jean Carteret, et un grand amateur de blues, cette musique de rébellion quil jouait à en faire péter les cordes de sa guitare. Mais cest surtout dans le domaine de la pensée et de la sagesse dExtrême-Orient que cet «homme qui marche » a ouvert de fascinantes perspectives. On lui doit dabord, avec « Les Yeux du dragon », une anthologie des grands poètes chinois classiques, tous imprégnés de lesprit du Tao : de lermite Han Shan au poète maudit Li Ho ou encore de Wang Wei à Li Po, limmortel banni sur terre, auquel il a consacré un livre devenu culte, « Ivre de Tao, Li Po, voyageur, poète et philosophe ».

 

Li Po est considéré comme le plus grand poète chinois. « La tête dans la lune mais les pieds sur terre, il sillonnait la Chine et brûlait son existence. Poète jouisseur, poète libertaire, Li Po, fou du Tao, célébrait l’amitié, les courtisanes, l’impermanence et le vin qu’il buvait avec ferveur en l’offrant aux ermites qu’il rencontrait, d’une montagne à l’autre, au cours de ses pérégrinations », écrit Daniel Giraud dans le magnifique livre qu’il lui a consacré (3). Ce vagabond céleste du VIIIe siècle a été incontestablement son modèle absolu. Avec ses poèmes, Li Po a tracé un chemin vers le Tao :

« Pour laver les vieux chagrins,

Il faut boire mille flacons.

Les beaux soirs sont faits pour les paroles pures,

La lune blanche doit interdire le sommeil.

Ivres, nous coucherons dans la montagne vide,

Ciel et terre nous serviront de couverture et d’oreiller. »

 

Daniel Giraud était un chercheur bougrement calé. Il ne parlait pas le chinois mais il savait le lire et le traduire. C’était en somme un érudit sauvage qui a proposé de nouvelles traductions du Tao Te King et du Yi King, le fameux Livre des Mutations, qui est un des plus anciens livres de lhumanité, un manuel de divination qui apparaît aussi comme un guide de sagesse. « Le Livre des Transmutations peut accompagner, en une sorte de vade mecum, tout être qui sinterroge sur le sens de la vie et de lattitude à tenir suivant les circonstances, expliquait-il. Ce qui permet de se transformer soi-même à travers lensemble des possibilités offertes par lexistence suivant l’opportunité des moments. » Il expliquait aussi que la divination ne consiste pas, comme on le croit généralement, à prédire lavenir. Il sagit, par des méthodes divinatoires, de connaître la situation et de suggérer au consultant « ladaptation la meilleure ». Tout est en soi. « Quand la situation s’éclaircit, loccasion se présente. Agir au bon moment suivant la situation, voici la leçon pratique que lon peut tirer de l’interprétation des hexagrammes. » Cette nouvelle édition du Yi King permet de mettre en pratique la notion d’ «immuable du changement », qui, pour le traducteur, est un des principes fondamentaux de la spiritualité extrême-orientale.

 

Daniel Giraud a également traduit le Sin Ming, un des rares textes de cet enseignement muet et paradoxal quest le chan (qui deviendra le zen au Japon), texte qui aurait été écrit au VIIe siècle par le moine taoïste Fa Jung, qui fonda une école qui enseignait que tout nest que rêve. Cest un poème métaphysique de haute volée, « toujours actuel car au-delà des mots », comme le souligne le traducteur. Ce poème commence par ces deux vers révélateurs : « La nature de lesprit est non-née/ Quattendre de voir et savoir ? »

 

L’écrivain ariégeois cherchait dans la fréquentation des anciens du Tao à établir un lien avec les poètes libertaires dOccident et insistait sur ce quils ont de commun : savoir être libre comme lair, être simple et détaché, chevaucher le vide et sortir de lordinaire  « par la porte étroite »… Les taoïstes chinois disaient quil fallait « arracher les racines des montagnes ». « Sans valise ni repère, ajoute Daniel Giraud, prendre la clé des champs qui ouvre sur l’inconnu, sur la vie comme sur la mort, sur l’insécurité absolue. »

En traduisant les grands poètes chinois de la dynastie des Tang, Daniel Giraud n’a cessé de mettre l’accent sur ce qui lui a toujours paru essentiel : la quête de l’absolu et le souffle sauvage de la liberté.

 

Bruno SOURDIN.

 

(1) Les Yeux du dragon, une anthologie de la poésie chinoise, traduction de Daniel Giraud, éditions Le Bois d’Orion, 1993.

(2) La voie de Montfroid, Éditions Révolution intérieure, 2011.

(3) « Ivre de Tao. Li Po, voyageur, poète et philosophe », Albin Michel, 1989.



 

Bibliographie

Essais

Ivre de Tao, Li Po, voyageur, poète et philosophe, Spiritualités vivantes, Albin Michel, 1989.

Flanant sous le ciel, Editions Blockhaus, 1994.

Le rien du tout, Révolution intérieure, 1999.

Traductions

Seng Ts’an: Hsin Hsin Ming, traité de spiritualité Ch’an, Editions Arfuyen, 1992.

Les Yeux du dragon, une anthologie de poésie chinoise, Le Bois dOrion, collection Points Poésie, 2009.

Yi king, texte et interprétation, Bartillat, 2003.

Sin Ming (Gravé à lesprit), La Main Courante, 2004.

Li Po, l’Exilé du ciel, Le Serpent à plumes, 2004.

Lao Tseu : Tao Te King, le Livre de la voie et de la conduite, LHarmattan, 2011.    

La voie de Montfroid, Éditions Révolution Intérieure, 2011.

Récits

Les étoiles en plein jour, voyage en Orient, L’Originel, 1984.

Randonnée chinoise, Noël Blandin, 1993.

Récits de sagesse dExtrême-Orient : récits du tao, du tchan et du zen, LOriginel, 2007.

La palpite, Séguier, 2009.

Libertalia, presqu’île de la liberté, Le Bois d’Orion, 2015.

Le passager des bancs publics, Les Éditions libertaires, 2021.

Poésie

Par voie et par chemins, Révolution intérieure, 2006.

Intérieur/extérieur, Séguier, 2010.

All to no-thing (préface de Claude Pélieu), Fage, 2014.

La tournante des images et des ombres, les Éditions du Contentieux, 2015.

Le poids des nuages, Les Éditions du Contentieux, 2021.

Astrologie

Guide d’interprétation astrologique, Albin Michel, 1988.

Métaphysique de l’astrologie, Editions Henri Veyrier, 1989.

Jean Carteret, alchimiste du verbe, Éditions La table d’émeraude, 1993.

Roman historique

Buveurs de sang, les insoumis en Ariège sous Napoléon 1er, Éditions Libertaires, 2011.



24/03/2024

Le Breton rebelle héros de la guerre d’Indépendance des États-Unis

François-Xavier Lefranc raconte la vie d'Armand de La Rouërie.


Quelle étonnante histoire que celle d’Armand de la Rouërie, héros de la guerre d’Indépendance des États-Unis, qui, revenu en Bretagne, devint l’instigateur de la conspiration de l’Ouest contre la Convention ! François-Xavier Lefranc raconte son histoire dans un roman historique haletant, au titre choc: « Je boirai mon sang ».


Le récit s’ouvre sur les exploits d’une bande d’enfants, commandée par un chef intrépide de 12 ans. Armand a un tempérament de lion. Pour s’attaquer aux voleurs de bestiaux qui infestent la contrée, il a réuni une petite troupe énergique et disciplinée. P’tit-Chouin, la Fouine et Chasse-Crapaud sont ses fidèles soldats. Il prend soin d’eux. « Certains sont miséreux et sont mieux dans sa troupe à courir la campagne qu’à mendier sur les chemins. »


Nous sommes en Haute-Bretagne, à Saint-Ouen, dans le pays de Fougères, et plus exactement dans la vallée du Couesnon, à quelques lieux seulement de la Normandie et du Mont-Saint-Michel. Armand est déterminé, inflexible. Il ouvre la voie « à la hussarde, noyé dans ses pensées, rêvant sans doute de batailles épiques et de conquêtes ». Il se prépare à de futures batailles. Le jeune marquis sait déjà mener les hommes. Il ne plie jamais. Son grand-père n’avait-il pas prédit qu’il deviendrait général ?


Durant son enfance, La Rouërie s’est forgé un caractère pugnace. Il est volontiers bagarreur, querelleur, intenable. Il n’a peur de rien et surtout pas de la mort. Dans la forêt de Bazouges, avec ceux qu’il appelle ses « soldats », il cherche querelle à une bande d’Anglais et réussit à les vaincre. « Oui, j’aime me battre! Mais jamais sans raison, vous le savez. J’ai mes soldats, je suis leur chef, je dois donc être le premier à défendre l’honneur de ma troupe. »


La plupart des personnages de ce roman historique ont une existence réelle. Mais François-Xavier Lefranc  peuple aussi son récit de personnages secondaires hauts en couleur, qui sont le fruit de son imagination et qui mettent bien en valeur le caractère de son héros. Ainsi  cette jeune mendiante qu’Armand rencontre en sortant de Fougères. « Son gros baluchon lui courbait le dos, mais elle le tenait d’une main ferme, regardant le sol sans se préoccuper des ivrognes qui chantaient à l’extérieur de la vieille auberge de La Pellerine. Elle ne le connaissait que trop: les cousins Goudal étaient deux rustres qu’elle avait plus d’une fois rabroués. Elle reconnut aussi Pied-de-Bouc, un vagabond qui traînait souvent au marché aux bestiaux de Fougères. » Armand admire profondément cette mendiante si déterminée. C’est à elle que l’auteur fait dire cette phrase qui va revenir, dans la bouche de son héros, comme une maxime: « Je vais à la mort le coeur vaillant. J’aurai faim, j’aurai soif, mais s’il le faut je mangerai de cette terre et je boirai mon sang ! »


Portrait du marquis de La Rouërie en 1783.


Quelques années plus tard, sa famille l’envoie à Paris s’engager dans les Gardes françaises mais les choses se passent mal: après quelques épisodes rocambolesques, il est congédié. Il a alors l’idée, à 26 ans, de s’embarquer pour le Nouveau Monde et d’y aller se battre contre les Anglais. Plus encore que contre l’Anglais, il entend combattre « pour la liberté, pour l’égalité », contre la tyrannie et le despotisme. Sans attendre, le colonel Armand recrute sans attendre un corps de partisans. C’est le combat tant attendu. Il exulte. « Rarement on avait vu un colonel s’engager si près de ses hommes à la pointe du combat. »


Grâce à une recherche documentée, François-Xavier Lefranc restitue les tribulations du colonel Armand en Amérique. C’est une forte tête. Il se bat comme un beau diable aux côtés des insurgés. Son courage est exceptionnel. Washington le fait général. Il est incontestablement un des héros de la guerre d’Indépendance américaine.


Le retour en France va être douloureux. Il considère que la Convention malmène la Bretagne, qu’un vent de peur s’y est installé. « La tempête de la révolution soufflait partout, dans les bois et les chemins, les landes et les marais, où l’on parlait de moins en moins des libertés bretonnes et de plus en plus ses souffrances des pauvres et de la faim des miséreux. » Le marquis de La Rouërie va initier une conspiration qui sera à l’origine de la chouannerie. Sa tête est mise à prix. Il réussit à échapper aux poursuites, mais va être trahi par un ami médecin. Il sera finalement emporté par la maladie alors qu’il se cachait  au manoir de La Guyomarais en janvier 1793. Il fut enterré dans le jardin, mais les Révolutionnaires le déterrèrent 25 jours plus tard… pour le décapiter.


En Bretagne, la guerre des chouans a laissé une empreinte profonde. Le romancier le sait mieux que personne, lui qui est né et a grandi dans ce pays du Couesnon et a entendu raconter cette histoire durant son enfance. Il relate la vie romanesque du marquis rebelle comme dans un roman de cape et d’épée d’Alexandre Dumas ou de Barbey d’Aurevilly. Avec passion et un long et minutieux travail de recherche.


Bruno SOURDIN.


François-Xavier Lefranc: « Je boirai mon sang », éditions Robert Laffont.




17/01/2024

Bob Branaman, l’artiste Beat visionnaire de Californie

Bob Branaman.

Dans son livre « Le Dernier des mocassins » (1), Charles Plymell décrit bien l’atmosphère qui régnait à Wichita, Kansas, du temps de leur jeunesse. Son pote Robert Branaman, qu’il appelle « Barbitol Bob »,  était doué, très bon à l’école,  et prenait déjà son art de peintre très au sérieux. « Chaque pouce de sa chambre était occupé par des oeuvres, des photos de vieux magazines, des découpages, des taches de peinture sur chaque centimètre carré. Il vivait à l’intérieur d’un tableau de Pollock. » Et à Wichita les réunions amicales n’étaient pas tristes. Charley est un raconteur incomparable : « On buvait la bile verte du peyotl directement du trou du cul du diable, on fumait de l’herbe et on se lançait dans de grandes spéculations à travers le monologue intérieur du cosmos. On buvait le vin de la jeunesse. »


Hipsters avant l’heure, ils mènent une vie hors normes et audacieuse : la route, les bagnoles, les filles, la benzedrine. Une vie tumultueuse, exaltante, une ambiance de vertige, de tourbillonnement continuel. Ils appellent cela « le Vortex de Wichita ». Et ils vont se retrouver à San Francisco, avec plusieurs amis artistes et poètes du Kansas, et pas des moindres: Bruce Conner, Michael McClure, Stan Brakhage… Ils vont rapidement faire la connaissance d’Allen Ginsberg (2), qui vient de s’installer en Californie, et se joindre au bouillonnement de la Beat Generation. « Il y avait un formidable sentiment de liberté à San Francisco. »


Bob Branaman est arrivé à San Francisco en 1959. « A la Coffee Gallery de North Beach, a-t-il raconté, le sol était encore couvert de sciure de bois et une bière coûtait 15 cents. » Le mouvement Beat battait son plein. « A cette époque, San Francisco a connu des changements majeurs aussi bien dans les modes de vie que dans tous les arts et la spiritualité. » C’était le bon moment de se trouver en Californie. « Tout était possible et les possibilités de changement étaient illimitées. »


Les Beats à San Francisco en 1963 : Philip Whalen, Bob Branaman, Gary Goodall, Allen Ginsberg,
Bob Kaufman, Lawrence Ferlinghetti, Alan Russo, Charles Plymell. Photo Anne Buchanan. 

Poètes et artistes se retrouvaient presque tous les jours à l’imprimerie d’Auerhahn Press, de Dave Haselwood, qui venait lui aussi du Kansas. C’est lui qui a publié la plupart des poètes de la Renaissance de San Francisco et a donné à Bob l’occasion d’illustrer un premier livre de poésie, « Hellan Hellan », d’Edward Marshall. « C’est aussi à l’imprimerie, en 1959, que j’ai rencontré Allen Ginsberg pour la première fois. J’étais en train de faire des affiches pour un livre de Philip Lamantia, « Ekstasis », que Dave venait de terminer. Les affiches étaient des monoprints très colorés et Allen m’a complimenté pour mon travail. »


Puis Bob s’est installé au sud, à Big Sur, comme le raconte son ami Charley: « Il fut un des premiers Indiens de Big Sur, avec un bandeau, des perles et LOVE peint sur son pick-up. Il a donné le ton à toute une génération en matière de style. »


Bob Branaman à Big Sur.               (photo Richard Messenger)


Ses peintures d’alors (début des années 60) étaient des grandes fresques kaléidoscopiques, parfois agrémentées de collages, de portraits, de soleils et de motifs floraux foisonnants. Une transposition de visions provoquées par l’acid. Elles donnaient l’impression de flotter dans l’espace et le temps, dans une ambiance psychédélique. Bob Branaman était un artiste « planant », qui avait ouvert très grand les portes de la perception. A l’époque, il a aussi travaillé avec son ami Bruce Conner à des films expérimentaux et plus tard a réalisé ses propres films.









« Les drogues psychédéliques étaient là. Nous recherchions des états de conscience modifiés. Huxley était très influent. Il avait réalisé que les chemins vers l’illumination étaient très nombreux, que la méditation était une technique parmi d’autres. Il espérait que les drogues pourraient aussi briser les barrières de l’ego. (…) Il y a près de 30 ans, j’ai arrêté de consommer de la drogue et de l’alcool en choisissant la méditation comme ce qui fonctionnait le mieux dans ma vie. » (3)


Allen Ginsberg disait de lui qu’il était « l’un des artistes visionnaires les plus intenses d’Amérique ». Ce que confirme Marc Olmsted, un de ses proches : « Il connaissait pratiquement tous les Beats, sauf Jack Kerouac qu’il n’a vu qu’une seule fois: il était ivre dans un bar de San Francisco. Bob a pensé que Jack souhaitait qu’on le laisse seul. » (4)


Bob Branaman est décédé le 9 janvier 2024, il venait de fêter son 90e anniversaire à Santa Monica avec sa grande famille et ses amis. Il était né à Wichita, Kansas, en 1933. Il avait suivi les enseignements d’un lama tibétain accompli, Garchen Rinpoche, et pratiqué assidument le Qi Gong, cet art corporel chinois qui s’appuie sur la circulation de l’énergie. Son énergie était en effet exceptionnelle et joyeuse.


Bruno SOURDIN.


  1. Charles Plymell: « Le Dernier des mocassins », éditions Sonatine. Traduit par Nicolas Richard. Le livre culte du dernier des Beats, avec un dessin de Crumb en couverture. Repris en 10/18. Charley vient de sortir en 2023 aux Etats-Unis un nouveau livre, « Keyboard Intercourse », édité par Bottle of Smoke Press, avec sept collages de l’auteur et, en 4e de couverture, un collage de Mary Beach.
  2. Allen Ginsberg a repris le terme de « Wichita Vortex » dans un poème intitulé « Wichita Vortex Sutra », traduit en français par Mary Beach et Claude Pélieu, qui le présente comme « un appel aux hommes pour en finir avec la sale guerre du Vietnam, pour en finir avec la violence, collage-esprit ». Poème repris dans le livre « Planet News », Christian Bourgois éditeur.
  3. Extrait d’une interview de Bob Branaman par Michael Limnios/Blues Network, en juillet 2012.
  4. Marc Olmsted: « Remembering Robert Branaman », sur le site The Allen Ginsberg project/ allenginsberg.org